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LA  PATRONNE,  MA  MONNAIE  ET  LA  DOUBLE  CONTRAINTE

 

 

      L'autre jour, il m'arrive une drĂ´le d'aventure qui me laisse un moment avec un sentiment pĂ©nible. Nous avons pris une boisson dans un cafĂ© et j'attends un long moment la jeune femme qui fait le service, elle nous a apparemment oubliĂ©s. Je l'appelle enfin en souhaitant rĂ©gler les consommations, et lui remets pour cela un billet. Quelques minutes passent et quand elle me rend la monnaie, il y a manifestement une erreur, ce que je lui fais remarquer. Elle repart sans un mot et un instant plus tard c'est la patronne qui vient, me rapportant ma monnaie exacte. Jusque-lĂ  rien de surprenant. Cependant, ne me laissant pas le temps de lui rĂ©pondre car elle s'en va, la patronne a ce propos : "VoilĂ  votre monnaie, c'est moi qui ai fait une erreur Ă  la caisse, ce n'Ă©tait pas la peine d'accuser la serveuse." (!) En repartant, je pourrais me trouver satisfait, après tout, puisque j'ai rĂ©cupĂ©rĂ© la monnaie qui m'Ă©tait due... et au contraire de cela, je ressens un indĂ©finissable malaise : je devrais me satisfaire de la chose comme elle est, et pourtant... quelque chose ne va pas.

 

      RĂ©flĂ©chissons. Ma remarque a abouti : il y a bien une erreur dans la monnaie rendue, la patronne le reconnaĂ®t, j'obtiens donc rĂ©paration. Il se pose toutefois un problème quand elle situe cette rĂ©paration dans un cadre surprenant : celui oĂą j'aurais "accusĂ©" la personne qui fait le service d'avoir agi intentionnellement. Par cela, je suis moi-mĂŞme assignĂ© Ă  une place Ă©trange : du plaignant, accessoirement vĂ©cu comme un râleur, je deviens accusateur, Ă  in-juste titre (personne n'a voulu me voler puisqu'il s'agissait d'une erreur), et fais subir Ă  l'autre quelque chose de rĂ©prĂ©hensible. En un mot, je deviens le problème.

 

      Bien sĂ»r la patronne du bistrot n'est pas ma meilleure amie, ce n'est pas non plus ma compagne ou ma fille ou mon parent, je vais m'en remettre assez vite et je ne suis pas obligĂ© de retourner dans son commerce. Qu'en serait-il Ă  l'inverse, si cette personne Ă©tait quelqu'un de particulièrement important pour moi, soit dans ma vie personnelle (ma mère, mon père, mon conjoint, l'un de mes enfants...), soit dans ma vie socio-professionnelle (mon employeur, ma collègue directe...), soit au cours d'un Ă©vĂ©nement extraordinaire oĂą la relation est qualifiable d'intense (mon mĂ©decin ou mon thĂ©rapeute, quelqu'un qui me garde ou dont je suis largement dĂ©pendant...) ?

 

      Dans l'une de ces situations de relation intense, je ne pourrais pas me soustraire au cadre, c'est-Ă -dire Ă  la relation elle-mĂŞme et aux formes qu'elle revĂŞt. En effet, je ne veux pas ni mĂŞme n'imagine suspendre cette relation particulière avec mon proche, cela n'est guère facile Ă  envisager non plus avec mon employeur ou mon supĂ©rieur hiĂ©rarchique dont le positionnement a une incidence directe et incontournable sur moi. Il en va de mĂŞme, par comparaison portant sur l'intensitĂ© du processus relationnel, avec celui ou celle qui s'occupe de moi si je suis malade ou souffrant... Alors l'aspect indĂ©cidable du message pèserait sans que je puisse me dĂ©gager de cette relation. PrĂ©cisĂ©ment, dans la double contrainte, le message ne comporte pas seulement une contradiction ou une opposition (dans ce cas, il serait toujours possible de faire un choix), mais bien un paradoxe en affirmant quelque chose sur sa propre affirmation tandis que ces deux affirmations s'excluent (soit la patronne ne me rend pas davantage de monnaie parce que j'ai fait une erreur, soit c'est elle qui a fait une erreur et elle la rĂ©pare - or dans le cas prĂ©sent, la patronne reconnaĂ®t son erreur mais la situe dans une dimension autre... oĂą je l'aurais prise pour une voleuse). Ce sont lĂ  les deux spĂ©cificitĂ©s de la double contrainte et du message paradoxal qui la caractĂ©rise : on ne peut pas ne pas y rĂ©agir (difficile voire impossible d'Ă©chapper au cadre de la relation), et on ne peut pas non plus - et en mĂŞme temps - y rĂ©agir de façon adĂ©quate (impossibilitĂ© de s'y retrouver avec une affirmation excluant l'Ă©noncĂ© sur lequel elle porte elle-mĂŞme : sens indĂ©cidable du message).

 

      Nombreux sont ceux travaillant en relation d'aide ou dans des cadres psychothĂ©rapiques qui ont vu des exemples typiques des doubles contraintes chez les personnes dont ils s'occupent, ou qui se sont eux-mĂŞmes sentis pris dans un tissu relationnel oĂą une double contrainte s'exerçait sur eux, au moins repĂ©rable par le malaise, parfois consĂ©quent, qu'elle produit. Nous connaissons ces moments oĂą l'on veut quelque chose et nous le redoutons en mĂŞme temps, plus subtilement oĂą nous attendons quelque chose (de la vie, souvent de l'autre) qu'inconsciemment nous rejetons en mĂŞme temps parce que cela ne correspond pas Ă  nos modèles internes. Proposons un prototype : j'attends de l'autre qui m'aime qu'il m'aime mais, au fond de moi, je pense que je ne peux pas ĂŞtre aimĂ©. Nous pouvons changer le verbe avec "se rapprocher" (qu'il ou elle soit proche, mais quelque part en moi je me vis comme ne pouvant qu'ĂŞtre seul(e), etc.), "se faire entendre", "se faire obĂ©ir" quand il s'agit d' un enfant, "ĂŞtre reconnu" par un parent ou un collègue... la formule se maintient.

 

      Et si j'ai pris un exemple dans la vie quotidienne (et qui n'est pas tout Ă  fait une double contrainte puisque je peux me dĂ©gager du cadre relationnel avec la patronne du cafĂ©), c'est pour souligner en quoi ces messages Ă  double sens sont susceptibles d'infiltrer le discours ou la position de chacun. Ils se retrouvent alors au coeur de l' Ă©change et, par la rĂ©alitĂ© pragmatique qu'ils imposent, empĂŞchent une rĂ©action saine. S'ensuit un phĂ©nomène de rĂ©ciprocitĂ©, notamment dans une relation qualifiable d'intense : assez invariablement la "rĂ©ponse" Ă  un tel message devient elle aussi paradoxale (le rĂ©cepteur ne peut se dĂ©gager du cadre fixĂ© par le message, il peut seulement y rĂ©agir, seulement y rĂ©agir de manière inadĂ©quate puisque le message ne fait pas sens). L'un appelant l'autre, on atteind Ă  des situations de totale incomprĂ©hension, des contextes de folie oĂą l'ultime rempart devant l'atteinte subie devient la destructivitĂ©, renvoyĂ©e Ă  l'autre (= se protĂ©ger : agressivitĂ© sous forme active ou passive) et/ou retournĂ©e contre soi (= protĂ©ger l'autre : agressivitĂ© inversĂ©e).

 

      Le processus de la double contrainte ne se constitue pas comme un phĂ©nomène individuel, il se rapporte, comme nous avons tentĂ© de le dĂ©crire, Ă  un concept relationnel. En se rĂ©fĂ©rant Ă  la thĂ©orie de la communication, ce processus complexe suppose donc un message, dont le sens est indĂ©cidable, ainsi qu'une rĂ©troaction, c'est-Ă -dire qu'il intègre un Ă©metteur et un rĂ©cepteur, au moins deux personnes qui, dans une relation intense, interagissent l'une vis-Ă -vis de l'autre et ensemble.

 

      Nous terminerons par une question : est-il possible de "rĂ©pondre" Ă  une double contrainte autrement qu'en en portant le poids, en devenant "fou" (souffrant, malade) ou "mĂ©chant" (mauvais, opposant) ?

 

                                                                                        Olivier TRIOULLIER

 

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Paru dans Cahier Spirale n° 5, bulletin de l'Association Spirale, deuxième semestre 2007.

 

 

 

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