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REPONDRE  A  L'URGENT  OU  A  L'IMPORTANT  ?

 

 

      En psychothĂ©rapie, se pose rĂ©gulièrement au professionnel la question de l'urgence, disons de comment rĂ©pondre Ă  l'urgence amenĂ©e par un patient, un couple ou une famille, dans ce que ceux-ci ont Ă  traverser de leur propre vie. Cette urgence revĂŞt au moins deux formes : l'urgence de rĂ©ussir - l'attente, parfois impĂ©rieuse, en mĂŞme temps lĂ©gitime, qu'ont des personnes venues en psychothĂ©rapie pour que leur situation s'amĂ©liore rapidement et de façon tangible - et l'urgence situationnelle - oĂą il se passe quelque chose de l'ordre de l'incident ou de l'accident, sur quoi le thĂ©rapeute devrait pouvoir peser jusqu'Ă  le rĂ©sorber. Il est patent que ces deux aspects de l'urgence, si on les relie, rĂ©vèlent la dimension cachĂ©e de toute urgence quand il ne s'agit pas de la mise en danger immĂ©diate d'une personne : l'urgence reste l'expression Ă©motionnelle et, indistinctement, relationnelle, d'un processus oĂą le sujet connaĂ®t un dĂ©bordement. Bel et bien, il se passe quelque chose, mais cette chose appartient au processus plus long de ce qui fait problème, rattachĂ© Ă  certaines difficultĂ©s ou certains dysfonctionnements.

 

      A y regarder Ă  deux fois, il apparaĂ®t que cette urgence n'est pas seule. Dans son pas, se dĂ©roule une crise qui hĂ©site Ă  se nommer comme telle, mais dont le dĂ©roulement prĂ©cis dĂ©borde Ă  travers l'urgence et mĂŞme l'englobe... Or, si l'on traite la seconde, l'urgence, en ignorant la première, la crise, demain des mĂ©canismes similaires Ă  ceux ayant conduit Ă  cette phase d'Ă©mergence se rĂ©activeront au cours d'une nouvelle occasion de la vie du patient ou des personnes concernĂ©es.

 

      Pourquoi retenir la crise et pas l'urgence ? Cette dernière reste souvent mauvaise conseillère Ă  mes yeux, non par la prise en compte en temps rĂ©el de ce qui se passe pour l'autre, mais par le caractère Ă©motionnel qu'elle induit dans nos actes (il semble que le risque est alors justement de rĂ©pondre Ă  l'urgence, qui fait partie du dysfonctionnement, et non Ă  la problĂ©matique qui est elle Ă  traiter en tant que dysfonctionnelle). De fait, je prĂ©fère me dĂ©gager de l'urgence que je rattache au fond Ă  une obligation ou nĂ©cessitĂ© de rĂ©sultat, et me concentrer sur la crise qui reste Ă©videmment difficile Ă  supporter et Ă  traverser, mais s'inscrit en mĂŞme temps dans un processus plus large, plus prĂ©hensible dans la dĂ©marche psychothĂ©rapique. En somme, cela revient Ă  mesurer que l'urgence est un mĂ©tier (plusieurs professions ont d'ailleurs diffĂ©rents types d'urgences comme objet), mais ce n'est pas celui de la psychothĂ©rapie. La conduite du traitement thĂ©rapeutique, entre autres choses, consiste Ă  accueillir ce qui peut alors ĂŞtre aidĂ© Ă  nommer de ce qui a conduit au dĂ©bordement. Si cela passe, pour le sujet, par la verbalisation de ce qui lui fait urgence, ce qui en est prĂ©sentement travaillĂ© dans le cadre psychothĂ©rapique se rapporte davantage aux diffĂ©rents aspects de la crise, c'est-Ă -dire Ă  l'accumulation des tensions dans le dysfonctionnement, Ă  la montĂ©e de ces tensions sans qu'il ait Ă©tĂ© possible d'en faire une mise en lien minimale, jusqu'Ă  leur Ă©clatement sur l'extĂ©rieur et leur retournement en une Ă©motion pas encore ou pas directement assimilable.

 

      L'urgence, ce pourrait ĂŞtre ce qui ne fait pas expĂ©rience pour l'instant, cela amène dans ce sens Ă  la considĂ©rer sur le registre de l'Ă©motion : un moment particulier oĂą quelque chose de l'ordre du rĂ©el vient faire irruption dans notre champ de perception. Cet instant s'avère donc prĂ©cieux, il deviendra le socle sur lequel nous nous appuierons en vue de la rĂ©organisation du psychisme, de cette partie de notre psychisme. Etouffer, mĂŞme par rĂ©flexe de protection, ce moment prĂ©cis dans la vie du sujet se constitue tel un non-sens, littĂ©ral, en psychothĂ©rapie. D'un point de vue technique, cet aspect, s'il est activĂ© par le thĂ©rapeute, renvoie Ă  une position contre-transfĂ©rentielle oĂą symboliquement le praticien occupe une place proche de celle des parents du patient. (Il est pensable que le parcours du patient ne lui ait pas donnĂ© l'occasion d'Ă©laborer une telle phase, après avoir ressenti une Ă©motion consĂ©quente, lors d'un Ă©vĂ©nement spĂ©cifique ou du vĂ©cu de quelque chose de nouveau pour lui. Toutefois, pour qu'un phĂ©nomène se produise de la sorte que l'Ă©motion qui y est liĂ©e conduise au dĂ©bordement, Ă  l'urgence, et qu'aucune Ă©laboration n'en soit rĂ©alisable mĂŞme dans la vie adulte, il ressort aussi comme probable que le patient, quelles qu'en aient Ă©tĂ© les occasions, a Ă©tĂ© "empĂŞchĂ©" dans sa progression, notamment par les comportements protecteurs qu'il a pu dĂ©velopper Ă  l'Ă©gard des figures parentales.)

 

      Il est "urgent" de considĂ©rer l'autre dans sa capacitĂ© Ă  faire face, et d'Ă©viter en voulant trop bien faire un risque d'infantilisation, sans dĂ©nier pour autant les difficultĂ©s de cette Ă©tape, parfois en soutenant une orientation ponctuelle (y compris jusqu'Ă  une orientation pour une dĂ©livrance de mĂ©dicaments, plus exceptionnellement pour une hospitalisation). Ces aspects reprennent le processus du dĂ©but de la psychothĂ©rapie : s'il peut frĂ©quemment y avoir une forme d'urgence telle que nous l'avons mentionnĂ©e plus avant, toutefois cette urgence a Ă©tĂ© suffisamment contenue par le sujet ou, au travers des interactions, par le sujet relation du couple ou de la famille, cette urgence a Ă©tĂ© suffisamment contenue pour que le sujet puisse l'Ă©laborer en une demande minimale, y donner un sens suffisant pour qu'il permette l'inscription dans la particularitĂ© d'une relation, en l'occurrence psychothĂ©rapique. Et c'est prĂ©cisĂ©ment un enjeu identique, un passage qui appartient Ă  ce processus d'ensemble qu'il reste important de travailler dans le cours de la psychothĂ©rapie lors de l'irruption de cette urgence (Ă  ce niveau, faut-il le rappeler, le maintien d'un cadre lisible relève de la responsabilitĂ© du professionnel). Ceci amène donc le psychothĂ©rapeute Ă  travailler sur son contre-transfert... Ă  repasser ses propres modèles internes pour se souvenir, et remettre en travail (encore !) ce qui a pu lui faire urgence dans son parcours, identifier les projections qu'il serait susceptible d'y raccrocher dans une rĂ©activation de l'attachement Ă  ses propres parents. Il s'agit, pour le rĂ©sumer : 1) d'ĂŞtre au clair avec les moments d'urgence de sa vie - nous parlons ici de celle du psychothĂ©rapeute et de la considĂ©ration en laquelle il tient son parcours ; 2) d'accepter, tout en le contenant, ce moment d'urgence chez l'autre, le consultant - voie nĂ©cessaire pour lui en permettre l'Ă©laboration.

 

      Il y a quelques annĂ©es, je reçois en consultation une famille : le père a cessĂ© son activitĂ© professionnelle pour s'occuper de l'adolescent qui pose problème ; la mère est sous calmants, dĂ©sespĂ©rĂ©e des symptĂ´mes de son enfant ; un frère plus jeune, 9 ans, est prĂ©sentĂ© comme tranquille, n'ayant pas de difficultĂ© particulière (il apparaĂ®t toutefois en retrait lors de la rencontre) ; l'adolescent en question, âgĂ© de 15 ans, fait des crises (!) d'Ă©pilepsie Ă  rĂ©pĂ©tition, depuis plusieurs annĂ©es, avec un rythme accru pendant ces derniers mois. A tel point que le responsable de l'Ă©tablissement scolaire a prĂ©venu qu'il ne veut plus accueillir ce jeune. Plusieurs hospitalisations ont dĂ©jĂ  eu lieu en service psychiatrique, l'Ă©tat du garçon devient alors stationnaire, puis ses parents le reprennent avec eux. Tous les examens mĂ©dicaux nĂ©cessaires ont Ă©tĂ© pratiquĂ©s, Ă  la demande des parents, attentifs ; ces examens ont confirmĂ© qu'aucune lĂ©sion visible n'Ă©tait prĂ©sente. Le motif de la consultation est de sortir du cercle "insupportable" : amĂ©lioration / phase Ă©pileptique / hospitalisation. TouchĂ© par l'Ă©tat de l'adolescent, mais aussi par l'Ă©tat des parents (la mère est au bord de l'Ă©puisement, le père a l'air de renoncer Ă  l'ensemble de ce qui pourrait constituer sa vie d'adulte pour n'ĂŞtre qu'uniquement un parent), j'essaye d'attirer leur attention sur leur propre santĂ©, leur capacitĂ© Ă  supporter durablement le rythme de la vie familiale tel qu'ils me le dĂ©crivent. Au fur et Ă  mesure que le temps de la sĂ©ance avance, je constate moi-mĂŞme ressentir un Ă©tat particulier, aux frontières de l'urgence (ce qu'il faudrait faire pour que cet adolescent ne devienne pas un abonnĂ© de la psychiatrie), de l'impuissance (comme les parents, la gravitĂ© et l'ampleur de la situation a sur moi un effet pĂ©trifiant), du dĂ©ni (par retour, envie de secouer l'ensemble de ce groupe, qu'ils puissent se rĂ©veiller et s'activer autrement que par l'intermĂ©diaire du symptĂ´me de l'un des leurs)... Et plus le père, puis la mère, me posent des questions sur l'Ă©tat de leur fils, puis sur le dĂ©roulĂ© possible des sĂ©ances, puis sur les techniques employĂ©es (questions au demeurant toutes recevables), plus je cherche Ă  les convaincre de la nĂ©cessitĂ© de faire quelque chose, que j'ai bien compris l'ampleur de l'urgence pour eux, etc. Une nouvelle crise est survenue peu de jours avant et a motivĂ© la prise de rendez-vous : il faut Ă©viter la rupture avec le milieu scolaire et une autre hospitalisation.

 

      Cette famille ne reviendra pas. Cependant, l'annĂ©e qui suit, le père me tĂ©lĂ©phone Ă  plusieurs reprises pour me donner des nouvelles de son fils et s'entretenir quelques instants avec moi. Je ne reprends ici que les aspects de ce premier Ă©change tĂ©lĂ©phonique. Le père m'explique avoir saisi le sens d'une dĂ©marche en psychothĂ©rapie de famille. Il estime ne pas ĂŞtre prĂŞt pour l'instant, que sa famille n'est pas prĂŞte, et malgrĂ© le dĂ©sespoir que cela leur cause, qu' "ils prĂ©fèrent s'adresser Ă  la psychiatrie". En rĂ©alitĂ©, leur fils ne sera plus hospitalisĂ©, du moins sur le temps oĂą se sont prolongĂ©s nos Ă©changes tĂ©lĂ©phoniques qui me laissent recueillir ces informations. Mais la famille ne s'engagera pas non plus dans un travail relationnel. Sur la forme, je crois plutĂ´t qu'il s'agit d'une frontière, qui s'est dessinĂ©e dans cet ensemble relationnel (en interrogeant la santĂ© des parents, en leur remettant Ă  eux seuls et non Ă  leur fils la dĂ©cision de venir ou pas Ă  des sĂ©ances), qui a proposĂ© une distinction minimale entre le monde de la vie du couple des parents - chacun un adulte - et celui de la destinĂ©e de leur(s) fils - futur(s) adulte(s). Cette illustration montre aussi en quoi la rĂ©ponse Ă  l'urgence (de la famille) par une mĂŞme urgence (celle qui me gagne tout en voulant bien faire), et bien cette rĂ©ponse s'emboĂ®te dans le discours familial ainsi que dans les mĂ©canismes inconscients qui le rĂ©gissent, mais n'en permet pas le dĂ©calage, c'est-Ă -dire qu'elle ne laisse pas apparaĂ®tre les conditions d'un changement de perspective devenu nĂ©cessaire pour l'Ă©volution du groupe.

 

      Difficile mĂ©tier... oĂą il s'agit d'aider, mais pas d'aider n'importe comment... oĂą il s'agit de s'allier Ă  l'autre, mais sans manifester une rĂ©assurance superficielle Ă©touffant sa capacitĂ©... oĂą il s'agit de rester souple dans son Ă©coute et dans l'accueil des Ă©vĂ©nements, tout en veillant Ă  maintenir un cadre solide qui favorise l'Ă©laboration et la reprise en main, par le sujet lui-mĂŞme, du cours de sa vie. La progression du consultant et celle du psychothĂ©rapeute sont en correspondance, nous pourrions mĂŞme dire que cette progression est commune d'une certaine façon, mais avec des effets inverses : quand l'urgence est active pour le patient, elle doit ĂŞtre passive pour le thĂ©rapeute ; a contrario, l'important passivement niĂ© par le patient doit ĂŞtre activement reliĂ©, relayĂ©, par le thĂ©rapeute. Sans doute le lien alors rĂ©alisable par ce dernier avec les moments d'urgence de sa vie, ainsi que la capacitĂ© qu'il a pu dĂ©velopper en apprenant Ă  gĂ©rer ceux-ci, ont une grande part dans la compĂ©tence dont il fera Ă©tat pour se positionner, par lĂ -mĂŞme pour accompagner l'autre dans la mise en route de ses propres forces pour intĂ©grer cette expĂ©rience.

 

                                                                                        Olivier TRIOULLIER

 

 

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 Paru dans la Newsletter n° 7, European Family Therapy Association, octobre 2009.

 

 

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(Note ultérieure :)

      Si l'on explicite la perspective du dĂ©bordement Ă©motionnel du patient et de la rĂ©action contre-transfĂ©rentielle du psychothĂ©rapeute, nous envisagerons les aspects suivants. Lors de la phase d'urgence, le consultant rejoue un modèle qu'il connaĂ®t, ou se rejoue dans un modèle qu'il connaĂ®t, Ă  son insu, en mĂŞme temps qu'il y invite l'autre. Au sein de ce modèle, il communique un trouble Ă©motionnel dont la forme exprimĂ©e dans l'urgence indique dĂ©jĂ  les freins Ă  son Ă©laboration. Selon la rĂ©ponse du praticien, ici dĂ©stabilisĂ©, le patient est amenĂ© Ă  constater la contagion de ce trouble chez une personne rĂ©fĂ©rente, par effet protecteur ou par peur Ă  le compresser chez lui. Le passage ne peut plus se faire et le schĂ©ma ainsi dĂ©roulĂ© prend valeur de rĂ©sonance : la rĂ©action du thĂ©rapeute dans un tel cas rejoint en le complĂ©tant le modèle du consultant... (cf. : Mony ElkaĂŻm, Si tu m'aimes, ne m'aime pas, Approche systĂ©mique et psychothĂ©rapie, Seuil, 1989, 2001 - et notamment les chapitres V et VI, ThĂ©rapeutes et couples. Deux supervisions, et Du système thĂ©rapeutique Ă  l'assemblage).

 

 

 

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